Le Baiser ou Les Œufs cassés
Manufacture Cyfflé à Lunéville
Manufacture Cyfflé à Lunéville
Paul-Louis Cyfflé (auteur du modèle), Joseph Dumont dit Jacquot (repareur)
Vers 1772-1777
Biscuit de porcelaine hybride
H. 21 ; L. 11 ; P. 9 cm
Inv. III.582.F
Legs René Mougenot, 1916
Marque TERRE DE LORRAINE estampée en creux et initiale D à la pointe
La thématique des œufs cassés est représentée à de nombreuses reprises par les artistes du XVIIIe siècle, en particulier François Boucher et Jean-Baptiste Greuze. Tout comme l’oiseau mort, la cruche fendue ou le miroir brisé, les œufs cassés font partie des codes désignant symboliquement au spectateur la perte de la virginité d’une jeune fille. Si cette perte est considérée comme un évènement souvent dramatique dans les œuvres de Greuze qui met l’accent sur l’issue de l’événement dans une dimension assez moralisatrice, elle est dépeinte de manières plus diverses dans les compositions de Boucher qui les précèdent de vingt ans. L’une d’entre elles est gravée par Jean Daullé (1703-1763) sous l’appellation de La Marchande d’œufs : une jeune fille portant un panier rempli d’œufs est abordée par un jeune homme enjôleur s’apprêtant à se saisir de l’un des œufs. Surprise, la jeune paysanne semble vouloir timidement l’en dissuader. La lettre de la gravure ne laisse aucun doute sur la signification de l’ensemble : « Dans ce panier tout est fragile / D’un Villageois ces œufs sont le trésor / L’Honneur est plus fragile encore / Le bien garder n’est pas chose facile ». Une autre version peinte (avant 1735), conservée au musée Cognacq-Jay et intitulée La Belle cuisinière, fait preuve d’un traitement plus équivoque. Dans la cuisine d’une chaumière, une jeune fille portant des œufs dans son tablier relevé s’approche d’un jeune garçon assis sur une chaise qui s’apprête à l’embrasser. L’issue de l’entreprise semble incertaine mais un œuf cassé au pied de la jeune fille laisse penser que le jeune garçon parviendra à ses fins. La composition a été diffusée grâce à la gravure de Pierre-Alexandre Aveline (1702-1760) accompagnée de la lettre suivante : « Vos œufs s’échapent Mathurine / Ce présage est mauvais pour vous / Ce grivois dans votre cuisine / pouroit bien vous les casser tous ».
Paul-Louis Cyfflé réalise trois versions d’un même modèle vraisemblablement inspiré par la gravure d’après Boucher. Dans la première d’entre elles, connue également à Niderviller sous le nom de Baiser de Cyfflé et à Toul-Bellevue (tarif de Bayard Père et Fils, vers 1778), une jeune fille portant des œufs dans son tablier est embrassée sur la joue par un jeune garçon qui l’enlace et lui tient le poignet. De la main gauche, elle tient ce dernier par le menton et, distraite, laisse échapper ses œufs dont deux, s’étant déjà écrasés au sol, s’écoulent sur le socle. Dans la poche du jeune garçon se trouve un sifflet qui a pu être interprété comme un clin d’œil au nom de l’artiste mais qui renvoie plus vraisemblablement au genre pastoral. Une seconde version plus sage, produite par la manufacture de Cyfflé vers 1770, troque le tablier contre un panier contenant les œufs. Enfin, une dernière version présente une iconographie plus osée : la jeune fille porte bien son tablier, rempli cette fois-ci non pas d’œufs mais de fleurs et le jeune homme, au lieu de lui tenir le poignet de la main gauche, passe celle-ci dans son corsage. Le thème est également traité de manière différente à la manufacture de Saint-Clément où Le Baiser forcé fait écho au Baiser champêtre et au Garde-chasse amoureux. La marque « Terre de Lorraine » estampée en creux sous le socle signale que cet exemplaire a été réalisé à la manufacture de Cyfflé. L’initiale D gravée à la pointe désigne Joseph Jacquot dit Dumont. Entré chez Cyfflé en 1772, il est mentionné comme repareur en 1775 puis quitte la manufacture avant 1778.
Pierre-Hippolyte Pénet
Bibliographie :
NOËL (Maurice) Notice in DECKER (Emile) (dir.) Céramique Lorraine, Chefs-d’œuvre des XVIIIe et XIXe siècles [cat. exp., Nancy, Musée lorrain – Atlanta, High Museum, 1990-1991], Nancy, éditions Serpenoise, Presses Universitaires de Nancy et Conseil général, 1990, p. 183.
HORIOT (Maïté), Paul-Louis Cyfflé et les terres de Lorraine aux XVIIIe-XIXe siècles dans les collections du Musée Historique Lorrain, mémoire de maîtrise d’histoire de l’art sous la direction de François PUPIL et Francine ROZE, Université de Nancy 2, 2002-2003, pp. 86-87, n°37.
CALAME (Catherine), Cyfflé, orfèvre de l’argile. Ses statuettes en terre de Lorraine et les reprises par les manufactures régionales [cat. exp., « Cyfflé, orfèvre de l’argile », Saint-Clément, 1er août-17 août 2009], Lunéville, Association des Amis de la Faïence ancienne de Lunéville Saint-Clément, Office de Tourisme et château des Lumières, 2009, pp. 48, 80, 83, 93, 98, 112, 113.
GUENOT Jeannine, LEVIEUGE Évelyne et Guy, notice dans FRANZ (Thierry) et PHILIPPOT (Alain), Musée du château des Lumières Lunéville, 10 ans d’acquisitions révélées, [cat. exp., « Les coulisses du musée, 10 ans d’acquisitions révélées », Lunéville, 29 avril-12 novembre 2017], Ars-sur-Moselle, éditions Serge Domini, 2017, p. 151.
CALAME (Catherine) et MAGGETTI (Marino), « Paul-Louis Cyfflé et ses recettes de Terre de Lorraine », Revue de la société des amis du Musée national de la céramique, n°21, 2012, p.74-86.